La lumière tamisée peine à se faufiler jusqu’au milieu de l’endroit. Le décor est sombre et partiellement doré, orné de panneaux et autres plaques publicitaires plus ou moins récentes, tous parfaitement rangés, alignés, judicieusement disposés.
Une ambiance de vieux vaisseau, une arche, une coquille de noix sombre, isolant ses occupants de la rudesse des éléments extérieurs… Et la population embarquée le sait. Un brouhaha léthargique remplit les différentes salles, qui de son histoire, qui de son récit épique, de son rire explosif. Ca sirote, ça raconte, ça circule, ça tumulte en somme. Une chaise qui râcle le sol, un individu pressé de résoudre ce problème envahissant de pression urinaire. Subitement l’urgence de la vidange devient prioritaire sur le délice du copieux remplissage. Il croisera à coup sûr son homologue qui le précède de cinq minutes, désinvolte et plein d’une nonchalance gagnée au prix d’une purge in extremis… lui aussi. Tous égaux devant les limites d’un sphincter pourtant de classe olympique.
Le vieux parle au jeune blanc-bec, les joues roses, le regard encore perçant, les éclats de voix se mêlent aux interjections savamment employées tantôt pour approuver, tantôt pour moquer.
Mais dans ce navire immobile, refuge culturel de ceux qui savent encore vivre et profiter, il existe un chef d’orchestre, un chef de pont à la gouaille incomparable. Il est aux commandes, il manipule sa barre pour conduire qui voudra au sommet d’une route vers l’ivresse des sens. Il monte ou descend ses manettes en bois ornées de vis et d’embouts dorés, polies par des années de manœuvres incessantes, celle de droite et celle de gauche, le personnage rondouillard gère son affaire le regard sautant de prospect en prospect.
Il est là, planté derrière sa fière cambuse. Trapu, d’une bonhommie avérée, dodelinant fièrement dans son couloir au plancher grinçant et plaintif. La coupe courte, le cheveu ondulant côtoie la bouclette devenue claire, le nez voluptueux et volontaire supporte honnêtement une petite paire de lunettes fine et dorée sensée apporter confort et performance à ces yeux bleus cobalt, nichés derrière une vitrine corrective qui tend à glisser prudemment au bout du promontoire olfactif. Il parle, apostrophe, acquiesce au simple regard du client friand, baisse, lève les tirettes, ajuste l’écoulement dru et laminaire du breuvage aussi sombre que les lambris d’un comptoir maintenant séculaire. Avant de se retourner, vif comme un éclair pour pianoter avec vigueur sur le système de paiement fièrement planté sous les rangées de bouteilles têtes à l’envers. Seul mécanisme moderne d’un radeau naufragé des temps, l’écran crache ses tickets.
C’est lui le capitaine, à l’accent rebondissant, haché et peu articulé, il faut dire qu’il n’a pas le temps de ciseler ses mots et que c’est inutile. Tous les clients savent, la complicité est totale, personne ne se trompe. Un geste esquissé, trois doigts levés et la commande est passée.
Et il est la le miracle, la préservation du sens de la vie, de la culture qui fait nation. Les esprits lucides sur le poids de la vie qui s’autorisent encore des connexions spirituelles les uns avec les autres.
Peu importe son âge ou sa condition, le rude climat de la région finira de toute manière par roussir les cheveux des vieux ainsi que ceux des nouveaux nés. Cette terre de pauvreté, de douleurs et de fierté. Cette humanité qui résiste au poids des ans et des modes grâce à ce radeau de fortune pour des êtres parfois infortunés joue le rôle de peigne qui sait mettre côte à côte les jeunes, les vieux, les revêches et les tordus. Blancs, noirs, roux, tous finiront d’accord et dans le même sens, comme une mèche lisse. La continuité d’un art de vivre connecté à ses traditions, à ses contemporains ainsi qu’à ses aïeux.
La terre d’Irlande, fière et forte du poids de la vie montre inlassablement le cap à tenir dans les brumes de cette société moderne désenchantée.
